Jean-Michel Eymeri est docteur en science politique à l'Université de Paris I et maître de conférences à l'Institut d'administration publique de Maastricht. En 2001, il fait paraître son ouvrage La fabrique des énarques, dans lequel il tente de décrire cette population mal connue car étudiée uniquement sous l'angle des grands corps auxquels seulement une minorité des énarques appartiennent. Son étude repose sur des entretiens qu'il a mené dans le souci de représenter chaque catégorie d'énarques : il a interviewé hommes et femmes, internes, externes et 3ème concours etc. L'ouvrage décrit comment l'élite française de l'Etat est « fabriquée », autrement dit il s'attache à comprendre en quoi elle est le fruit d'une socialisation qui est antérieure à l'entrée à l'ENA et qui se prolonge dans l'Ecole. Cette socialisation est à la fois source de conformité : les énarques se retrouvent dans une manière d'être, de penser et d'agir, et source de différenciation puisque entre celui qui sort dans les grands corps et celui qui est un petit administrateur civil, il y a un profond fossé.
Dans un premier temps, nous allons tenter une synthèse de l'ouvrage afin de retracer cette « fabrique » de l'élite française ; puis nous nous attacherons à une critique de La fabrique des énarques.
[...] Par ailleurs, la conjoncture a aussi une importance quoique toute relative, l'on a pu ainsi assister à une éphémère remontée du pourcentage de fils d'ouvrier après mai 1968, ou de fils de professeurs en 1982. Cependant, si l'on n'entre pas à l'ENA par hasard l'Ecole nationale d'administration est rarement une vocation. L'idée de présenter le concours ne vient souvent qu'après l'entrée même à Sciences Po et ceci est d'autant plus vrai pour les internes ou ceux qui entrent par le 3ème concours ; ainsi sur 30 internes rencontrés par l'auteur, seulement trois avaient eu l'idée de l'ENA pendant leurs études. [...]
[...] Cette dénonciation est portée par des énarques eux-mêmes tels Laurent Fabius pourtant sorti major de sa promotion. En effet, l'ENA est une spécificité française, l'élite française est sélectionnée sur son comportement, son attitude et non véritablement sur des compétences particulières, ce qui renforce inévitablement l'inégalité des chances des étudiants face au concours d'entrée mais aussi face au classement final. Or, l'ENA en crise, car trop souvent dénoncée, a tenté à plusieurs reprises de se réformer dans le but de faire jouer l'ascenseur social ; mais la pratique à l'intérieur de l'Ecole, l'affectation aux stages par le directeur des stages, la notation par ce même directeur et non par les responsables du stage, les épreuves orales devant des jurys socialement fermés etc. [...]
[...] C'est aussi une école qui parachève le travail de conformation, l'énarque y apprend l'art de la conformation de soi, de l'adéquation au moule dans lequel on veut le faire rentrer. La logique de cette socialisation est mimétique. Jean-Michel Eymeri emprunte les thèses de Michel Foucault et Norbert Elias pour soutenir la sienne : avec Michel Foucault, l'auteur montre que l'école est le siège de mécanismes coercitifs qui impose une certaine discipline de l'esprit ; cependant, l'individu ne subit pas ce procès de conformation : les énarques se civilisent intériorisent les contraintes dans un mécanisme autocontrôle pour reprendre les termes de Norbert Elias. [...]
[...] Ainsi, l'ENA peut apparaître comme une école de reproduction puisque les couches sociales les moins favorisées se heurtent à des obstacles de taille au concours d'entrée. L'ENA sélectionne des profils particuliers. Or, ces profils sont le fruit d'une socialisation qui passe par des lieux spécifiques ; le cursus en amont est effectivement déterminant : Sciences Po et le CFPP apparaissent comme les voies royales pour réussir le concours d'entrée à l'ENA. Ainsi, entre 1987 et des externes sont diplômés d'un IEP et 77,8% diplômés de Sciences Po Paris. [...]
[...] Elle homogénéise sa population en imposant une unité de comportement qui est elle même intériorisée par des individus qui s'autocontrôlent. Cependant, si l'ENA homogénéise sur le plan comportemental, elle différencie les meilleurs des moins bons par un système de classement permanent. Le questionnaire Valmy révèle qu'à la question quelle vous paraît être la finalité principale de la scolarité actuelle ? aucun étudiant ne répond former les élèves étudiants répondent classer les élèves et 6 les deux Le classement permanent est en réalité déterminant dans le classement final ; c'est donc dès le début de la scolarité que commence la lutte pour l'obtention des grands corps. [...]